Je suis séropositive

 

"Vous êtes séropositive." En une minute ma vie s'est écroulée. La chute. J'étais vidée, en état de choc. Je me suis raccrochée à l'idée: "Non, ils se sont trompés. " Deuxième réflexe: les autres. Personne ne doit le savoir. Au plus profond de mon être, il y a eu une rupture. Le constat violent d'une faillite. J'étais humiliée. Puis il y a eu la peur. Je me souviens encore du "coup de poignard dans les tripes" que je ressentais lorsque cette nouvelle me revenait en tête. Je me suis fait tous les films, de l'agonie jusqu'à mon enterrement. J'ai erré quelque temps dans cette logique folle: puisque j'allais mourir, il fallait que je refuse de vivre. Puisque j'étais condamnée à mort, j'allais me punir. Victime et coupable à la fois, je n'ai pas pu rester longtemps emmurée dans ce secret. Je ne pouvais le porter seule. Il m'a fallu prévenir mon partenaire, ou plutôt le lui avouer, telle une empoisonneuse, celle par qui le mal arrive. Il a bien réagi, mais, jusqu'au résultat de son test négatif, je l'ai évité, rongée par la honte et la culpabilité. Ensuite, j'ai dû affronter certains amis. J'ai tremblé avant, pendant et après... Un véritable examen de passage dont l'enjeu était l'amour. Malgré quelques silences, j'ai trouvé beaucoup de bienveillance et de délicatesse, mais au fond de moi s'était inscrit la différence. Je me sentais comme un puzzle explosé avec une nouvelle pièce incontournable et essentielle que je ne savais absolument pas comment intégrer. A ce moment-là, je ne connaissais rien à propos du virus. Avec, pour seul repère, la pression sociale: c'était l'angoisse totale. Je suis allée consulter à l'hôpital. Démarche difficile. Je me méfiais du pouvoir médical craignant d'être traitée comme un cobaye. J'avais peur du médecin, mais il m'a accueillie déclarant: "Aujourd'hui, je ne peux peut-être pas vous guérir, mais, si nous collaborons, je peux vous soigner".

Ces paroles m'ont fait chaud au coeur, j'ai pu établir une relation de confiance avec lui, et j'ai accepté de l'écouter. J'ai donc appris que j'étais "rangée" dans la catégorie dite "asymptomatique", c'est-à-dire sans symptômes de la maladie. J'ai découvert l'existence de cette équation totalement abstraite pour moi que sont les T4-T8 (taux de défenses immunitaires dans le sang). J'ai eu un sentiment de totale impuissance, qui n'était pas fait pour me rassurer. Difficile de vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Il y avait en moi un intrus, un squatter, qui brouillait les cartes et affectait ma vie. Etre femme et séropositive: les règles du jeu étaient changées. Dans ma tête, une voix: "tu portes la mort". J'ai commencé à me sentir mal à l'aise avec mon ami. Je me suis désinvestie de cette relation fondée plus sur le sexe que sur les sentiments, comme s'il n'y avait plus ni place ni temps pour le mensonge. Nous avons rompu. J'ai connu la peur de la solitude: qui voudrait d'une séropositive ? Pour me rassurer, j'ai eu des aventures, mais j'ai toujours informé immédiatement mes partenaires pour ne pas essuyer de rejet; je ne l'aurais pas supporté. J'ai traversé une période très négative. Je cherchais ma place. Avec mes amis, les relations se sont établies autour de ce problème et je me suis retrouvée "conditionnée". J'aurais voulu que l'on me prît en charge, c'est un statut particulier qu'on me donnait, auquel personne ne pouvait rien. J'ai connu la colère, le ressentiment. En excluant, j'ai commencé à revendiquer ma différence avec arrogance - exutoire à ma peur et à ma solitude.
Ma vie professionnelle n'a pas été épargnée. J'avais le sentiment que la pression du travail allait me tuer. J'en voulais à mon employeur, et j'avais une furieuse envie de lui jeter à la tête, telle une insulte, ma séropositivité. J'ai fini par le lui dire. Cela m'a quelque peu libérée, mais je n'étais plus motivée, et le coeur n'y était plus. Certains soirs, je me suis retrouvée très seule, et complètement déprimée. Le pire était que je me rendais compte que je n'étais plus tout à fait la même. Je me sentais déjà atteinte par une maladie qui s'exprimait par le mental, avec, comme symptômes, l'angoisse, l'apitoiement sur moi, l'obsession. C'était cela mon sida, car physiquement tout allait bien. Cependant, je me sentais en danger et je ne pouvais plus gérer seule la situation. Un soir de profonde détresse, j'ai contacté une organisation spécialisée. Je redoutais le ghetto. Mais surtout je savais que cette démarche allait m'amener à regarder le problème en face. J'ai débarqué dans un groupe de paroles. En fait de ghetto, c'est un miroir que j'ai trouvé. Tout ce que j'ai entendu m'appartenait. Ca m'a bouleversée, je n'étais plus seule. Quel soulagement de me reconnaître à travers d'autres êtres humains et de constater que, dans mes angoisses, il n'y avait ni malédiction ni tare personnelle, mais une réaction humaine et normale ! J'ai appris à écouter les autres, à les entendre. J'ai appris à exprimer ma colère, ma révolte, ma culpabilité, et surtout à parler de mes peurs, ces poisons mortels. J'ai pris conscience que mon fonctionnement mental était porteur des germes de ma maladie: c'est en parlant et en me retrouvant dans les autres que j'ai repoussé le mur de la honte et de l'isolement. Dans ces groupes, il y avait des gens très différents, mais tous étaient unis par une contagieuse envie de vivre. Il s'en dégageait une force faite de responsabilité et de courage. Ca a été le début d'une réconciliation. Par l'intermédiaire de mes semblables, j'ai peu à peu repris contact avec moi-même. J'ai commencé à revivre, ou plutôt à décider d'oser vivre.

Je me souviens parfaitement de cette décision, cela partait de l'intérieur de moi, comme une certitude, un élan, un désir. Mon rapport aux autres a changé, j'avais besoin de beaucoup plus d'authenticité et de consistance. Etant plus vulnérable, chaque marque d'amitié avait plus d'importance, chaque rencontre reprenait sa place; celle de l'ouverture à l'autre à un niveau plus essentiel. J'ai appris à ne pas me servir de la différence comme d'un obstacle, mais, au contraire, à chercher ce qui me relie. J'ai fait une certaine sélection dans mes relations. Le cercle de mes amis s'est agrandi. J'ai jeté beaucoup de certitudes blasées et déprimantes pour que ma vie m'inspire au lieu qu'elle me décourage. J'ai retourné ce regard égotique et aveugle pour prendre le temps de reconnaître le miracle d'être vivante. J'ai travaillé sur l'acceptation: accepter ce que je ne peux pas changer m'a énormément libérée et ramenée à ce qui me revient: ma vie ici et maintenant. Accepter la vie, c'est accepter l'impermanence des choses, et, au-delà, retrouver le sens. Accepter que la vie aussi soit incurable, progressive et mortelle, c'est ne plus vivre la mort comme une humiliation ni un échec. Accepter pleinement cette réalité, c'est devenir responsable.

"Vous êtes séropositive". Ce jour-là, j'ai appris que j'étais mortelle. J'ai même failli en mourir. Cette nouvelle, il a fallu que je la digère et que je l'intègre afin de puiser au fond de moi l'instinct de survie qui m'a amenée à chercher de l'aide. Il m'a fallu de l'amour, beaucoup d'amour - reçu-donné -, pour déverrouiller cet ego destructeur qui a dominé ma vie et recouvré l'ouverture d'esprit qui me relie au monde. Cela fait dix que je suis séropositive et, aujourd'hui, je vais bien, je ne suis pas malade, je suis comme tout le monde... j'ai la vie devant moi.

"La vie est un défi, fais-lui face.
La vie est un devoir. Accomplis-le.
La vie est un jeu, joue-le.
La vie est précieuse, prends-en soin.
La vie est une richesse, conserve-la.
La vie est amour, jouis-en.
La vie est un mystère, perce-le.
La vie est une promesse, remplis-la.
La vie est tristesse, surmonte-la.
(...) La vie est la vie, défends-la."
(Mère Teresa)

Témoignage de Tina Gray. Psychologies 07.08.94.


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