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février 1999 Page 27

SUR FOND DE RIVALITÉ FRANCO- AMÉRICAINE

Les dessous de laffaire du sang contaminé

CEST sur la question du dépistage du sang contaminé que M. Laurent Fabius, ancien premier ministre, et les ex-ministres Edmond Hervé et Georgina Dufoix comparaissent devant la justice, ce mois-ci. Laccusation repose sur un postulat fondamental : au printemps 1985, le gouvernement français a retardé le dépistage systématique des donneurs de sang, alors même quun test américain était disponible et de bonne qualité. Cette décision aurait visé à favoriser le groupe Pasteur, qui lui-même préparait un test. Pourtant, à étudier le dossier, il apparaît que cest le géant américain Abbott qui sest livré, pour conquérir le marché des tests, à des pratiques pour le moins douteuses.

Le sida est apparu sur la côte ouest des Etats-Unis en 1981, mais lorigine de cette maladie infectieuse était inconnue. Si, en 1983, léquipe du professeur Luc Montagnier isole un nouveau rétrovirus, appelé alors LAV (virus lympho-adénopathique), il faudra attendre que Robert Gallo « redécouvre » le même virus en 1984, quil nomme HTLV3, pour que le monde soit persuadé de son existence. La découverte danticorps spécifiques chez des patients sidéens apportera la preuve biologique du rôle du virus LAV dans linfection.

Mais la preuve de la responsabilité du virus dans la transmission du sida dun individu à lautre ne sera apportée, sur le plan épidémiologique, quen 1985, quand on montrera que le sang dun donneur séropositif (cest-à-dire ne portant pas de traces de la maladie au moment du don de sang mais atteint de sida ultérieurement) a pu contaminer un receveur. Sil y a, en mai 1985, environ 350 personnes en France qui ont développé le sida, le nombre de séropositifs est inconnu : il faudrait un test pour les détecter.

Depuis Louis Pasteur, la médecine considère que la présence danticorps est la preuve que lorganisme a développé un système de défense contre la maladie : leur présence signifie donc protection. Beaucoup espéraient encore, début 1985, que les séropositifs étaient protégés de la maladie ou au moins nétaient pas contagieux. Dans les années suivantes, il fallut se rendre à lévidence : les séropositifs sont porteurs chroniques du virus et le transmettent.

Avec le passage de la conception de la séropositivité comme protectrice contre la maladie à la conception de la séropositivité comme annonciatrice de la maladie, cest une véritable révolution conceptuelle qui sopère entre 1984 et 1986. Le professeur Montagnier lui- même sinterroge dans Le Nouvel Observateur, le 8 septembre 1985 : « Quelle est la signification exacte de cette "positivité" ? Le virus est-il encore présent malgré les anticorps ? A quoi servent ces prétendus anticorps - destinés en principe à protéger - si la maladie napparaît justement que quand ils sont là ? Le sujet positif est-il contagieux, transmetteur du virus ? »

La mise en évidence danticorps chez des sujets sidéens à la fin de lannée 1983 par les équipes des professeurs Montagnier et Gallo ouvrait cependant la voie à la mise au point de tests de dépistage sanguin, à condition de pouvoir cultiver et produire le virus en grande quantité. Aucun laboratoire correctement équipé pour ce faire nexistait en France. Le professeur Montagnier obtient, en janvier 1984, du gouvernement de Pierre Mauroy le financement dun laboratoire de haute sécurité.

Parallèlement, aux Etats-Unis, le National Institute of Health organisait un appel doffres pour la mise au point dun test avec à la clé un engagement de pré-licence rapide du produit : ainsi, cinq sociétés américaines seulement eurent le droit de vendre des tests aux Etats- Unis. Parmi elles, Abbott, géant de lindustrie des tests de diagnostic, qui devenait le « poulain » officiel du gouvernement américain dans la course mondiale au test. Désormais, tous les coups seront permis pour laider à sapproprier lessentiel du marché national et international. La tentative de Pasteur de pénétrer aux Etats-Unis en salliant à une des cinq sociétés retenues, Genetic Systems, sera un échec.

Une partie de poker menteur sengage dès le mois de février 1985, date à laquelle deux industriels, Abbott et Diagnostics Pasteur - société industrielle de développement des découvertes de Pasteur -, déposent, à quelques jours dintervalle, une demande dhomologation de leur test de dépistage du virus VIH auprès du Laboratoire national de la santé, qui effectue les tests préalables à la mise sur le marché de médicaments (il a été remplacé depuis par lAgence du médicament). Deux questions se posaient pour le test Abbott. Etait-il fiable ? Existait-il en quantité suffisante pour fournir le marché français dans le cadre de la politique de dépistage systématique décidée par le gouvernement le 19 juin 1985 ?

La qualité dun test diagnostique de ce type se juge sur sa sensibilité à détecter, dans le sérum de la personne testée, de faibles quantités danticorps anti-VIH et sur sa capacité à ne reconnaître spécifiquement que ces anticorps à lexclusion de tous les autres, de manière sûre et reproductible (1). Or la firme américaine a constamment présenté de manière fallacieuse les caractéristiques réelles de son test : elle cherchait avant tout à obtenir le contrôle total du marché. Ainsi, pour obtenir le feu vert de la Food and Drug Administration (FDA) et signer un accord dexclusivité avec la Croix-Rouge américaine, qui lui assurait lhégémonie commerciale sur le marché américain, Abbott a présenté en janvier 1985 des résultats « parfaits », qui sont tronqués et bien peu reproductibles. Personne ne sinquiète du fait que seuls 93,4 % des malades sidéens avérés, et donc probablement porteurs de grandes quantités danticorps, sont détectés par le test, alors que la sensibilité annoncée dans la notice dutilisation était de 97,5 % à 100 %.

Un test peu fiable

DE nombreux documents et articles scientifiques (2) démontrent en effet que le test Abbott était de mauvaise qualité. Ses faiblesses portent non seulement sur sa mauvaise spécificité (nombre élevé de faux positifs), qui était connue en France dès février 1985, mais aussi sur sa faible sensibilité, cest-à-dire son incapacité à détecter tous les porteurs de VIH (faux négatifs). Des études américaines concordantes démontrent la médiocrité du test Abbott pour ces deux paramètres (3). Plusieurs personnes ont dailleurs été contaminées aux Etats-Unis par des échantillons sanguins pourtant testés négativement par le test Abbott (4). De plus, la reproductibilité des performances du test Abbott dun lot à lautre est faible. On peut comprendre les doutes des expérimentateurs français.

Dautre part, Abbott ne pouvait fournir le marché étranger pendant la plus grande partie du premier semestre 1985. Lentreprise ne disposait à ce moment que dune réserve dun ou deux jours de production de tests dont 20 % des lots étaient défectueux, cest-à-dire se périmaient trop vite (5).

Face à tous ces défauts, le test Diagnostics-Pasteur est de bien meilleure qualité, comme le confirment les tests pratiqués aux Etats-Unis fin 1985 et en 1986, notamment par la Croix-Rouge américaine (6). Sa sensibilité est ainsi bien meilleure puisque le test Pasteur détecte plus de sujets porteurs du virus que celui dAbbott. Pasteur utilise une technique moderne automatisable. La Croix-Rouge américaine confirmera le 7 octobre 1986 que, même après les modifications demandées, les performances du test Abbott restent mauvaises par rapport à celles de son concurrent.

De nombreux problèmes techniques ont en effet accaparé les services dAbbott entre 1985 et 1987, les empêchant de procéder à lamélioration des performances de leur test que la Croix-Rouge et la FDA ont (tardivement) exigée. Une conférence de consensus (réunion dexperts chargée détablir les procédures de diagnostic et le traitement dune maladie particulière) du 7 juillet 1986 conclut que les résultats faussement négatifs avec Abbott sont plus fréquents quon le pensait et exige que la Croix-Rouge achète des tests Pasteur. Du fait de ces problèmes de production, une souche virale spéciale a été préparée en juillet 1985 pour le seul marché français, ce qui signifie que les tests livrés en France ne sont pas les mêmes que ceux qui ont été soumis à homologation. Même sur le marché américain, le nombre de tests livrés en avril-mai est très en deçà des promesses dAbbott et des besoins du pays.

Le test de Diagnostics-Pasteur avait de plus lavantage, fin février 1985, davoir été déjà évalué avec succès en France. Il pouvait donc être enregistré immédiatement. Mais le lobbying agressif de la firme américaine entraînera la mise en place dun essai comparatif à grande échelle de lensemble des tests industriels. Or Diagnostics- Pasteur pouvait commencer à livrer des tests en grande quantité dès le 15 avril 1985. Le directeur de Diagnostics-Pasteur, M. Jean Weber, préconisa alors vainement un scénario à laméricaine : autorisation immédiate de son seul test avant même que sa société soit capable de fournir 50 % du marché français. Le dépistage serait recommandé (comme en Allemagne et aux Etats-Unis) mais non rendu obligatoire : la précocité de la mesure avait pour corollaire une montée en puissance progressive.

Cest un tel scénario quaurait choisi le gouvernement français sil avait eu pour objectif principal de favoriser les intérêts de la société Diagnostics-Pasteur. Mais, à partir de la réunion interministérielle du 14 mai 1985, la décision est prise de sorienter vers un dépistage systématique de tous les dons de sang, et donc de ne pas autoriser les réactifs avant début juillet, pour que tous les produits sanguins puissent être testés simultanément.

Le test Diagnostics-Pasteur sera certes agréé fin juin 1985, soit un mois avant le test Abbott, mais tous les tests industriels concurrents seront sur le marché et également remboursés le 31 juillet 1985, date du début du dépistage obligatoire. Et Abbott prendra environ 50 % du marché français.

En revanche, la stratégie dAbbott aux Etats-Unis a permis déviter la mise sur le marché de tests concurrents. Un dirigeant dAbbott intervient directement auprès de la FDA le 3 juillet 1985 pour exiger, avec succès, la non-autorisation sur le territoire américain du test Pasteur. Dailleurs, le ministère américain de la santé et la direction de la Croix-Rouge continueront à défendre la compagnie américaine jusquà ce que, en 1986, les scientifiques de la Croix-Rouge sinsurgent contre lexclusivité dachat chez Abbott : eux- mêmes avaient recommandé dacheter « 80 % des tests chez Pasteur », considérés comme meilleurs que ceux dAbbott (7). La conduite dAbbott a suscité aux Etats-Unis de nombreuses protestations de médecins, des articles de journaux accusateurs et même une enquête de membres du Congrès en 1992, ainsi que des actions en justice de personnes contaminées à partir de lots testés négativement.

Ainsi, au début de lannée 1985, de fortes présomptions planaient sur le test Abbott. Cest ce quexplique, en février 1985, un chercheur britannique, le docteur Angus Daiglish, du Chester Beally Laboratory (Institut de la recherche du cancer) : « Ce test est pire quinutile [et] il est surprenant que le département américain ait donné son autorisation. » Et il ajoute : « On suspecte [le test américain] dêtre dangereusement peu fiable. (...) Il donne des faux négatifs et même des faux positifs (8 ) . » Le test Abbott de première génération ne sera dailleurs pas autorisé en Grande-Bretagne.

Au même moment, le docteur Alain Leblanc, du Laboratoire national de la santé, sétonnait auprès de ses supérieurs. « Je suis frappé par la légèreté du dossier présenté par Abbott au regard de lexpertise conduite pour le réactif de Pasteur », écrivait-il le 25 février 1985. Lévaluation comparative des tests, conduite en France entre mars et juin 1985, a dailleurs démontré que les tests Abbott présentaient un nombre beaucoup plus élevé de faux positifs que ses concurrents Pasteur et Organon.

A partir des éléments contenus dans les documents disponibles, en particulier dorigine américaine, les doutes des membres des cabinets ministériels envers le test Abbott étaient tout à fait justifiés. De même, lhomologation du seul test Abbott en juin 1985 aurait conduit à augmenter le nombre de personnes contaminées à partir de dons testés négativement (du fait de la haute prévalence de faux négatifs du test Abbott), à désorganiser les services de transfusion (du fait des très fréquents faux positifs), et donc à compromettre laccès au sang en quantité suffisante.

Philippe Froguel et Catherine Smadja.

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(1) Les résultats des faux positifs sont liés à une mauvaise spécificité du test et conduisent à considérer comme infestés des dons de sang en réalité indemnes ; les résultats des faux négatifs sont dus à une mauvaise sensibilité du test, qui ne peut reconnaître des quantités faibles danticorps. Ces résultats faussement rassurants conduisent à transfuser du sang contaminé. Ce dernier cas est, évidemment, le plus dangereux.

(2) Concernant la spécificité, lire Holland PV et al., « Anti-HTLV-III Testing of Blood Donors : Reproductibility and Confirmability of Commercial Test Kits », Transfusion (Paris, juillet-août 1985, 25

(3) , 395-397). Il étudie deux tests commerciaux (dont Abbott) et ne trouve pas les mêmes résultats avec lun et lautre ; il conseille donc de confirmer un résultat positif de séropositivité par un test de nature différente.

(4) Le résumé dune communication présentée en septembre 1985 et publiée dans Transfusion, numéro spécial de septembre 1985, rapporte que le même lot de sang testé successivement avec plusieurs kits Abbott a dabord été négatif, puis positif. (4) Par exemple Mme Judith Jones vs. Conrad Fraser (US District Court for the Eastern District of Pennsylvania).

(5) Selon un mémo interne dAbbott daté du 14 juin 1985, « les stocks ne peuvent augmenter tant que lon ne disposera pas de davantage dantigène ». En dautres termes, Abbott nest pas capable de produire assez de virus inactivé pour fabriquer la quantité de tests nécessaire.

(6) Cest ce qui ressort de la réponse faite le 7 février 1992 par la Croix-Rouge américaine à M. John Dingell, chargé dune commission denquête par la Chambre des représentants, qui écrit que la Croix-Rouge a utilisé le test Abbott « malgré la plus grande sensibilité » du test de Pasteur.

(7) Rapport du groupe de travail de la Croix-Rouge américaine sur les kits de détection des maladies infectieuses, présenté le 20 février 1986.

(8 ) Daily Telegraph, Londres, 23 février 1985.

LE MONDE DIPLOMATIQUE | février 1999 | Page 27

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